La Fugitive, de l’importance de l’auto-représentation queer pour exister

Le Credac, centre d’art contemporain d’Ivry-sur-Seine présente du 17 septembre au 18 décembre 2022 l’exposition La Fugitive. Nous sommes allé·e·s la visiter et certain·e·s de nos membres vous en donnent un aperçu à travers les œuvres qui les ont marqué·e·s.

« La Fugitive », vues d’exposition. Photo : Marc Domage / le Crédac, 2022

La Fugitive, qu’est-ce que c’est ?

Il s’agit du premier nom qu’avait donné Marcel Proust au sixième tome d’À la recherche du temps perdu. L’exposition propose d’explorer à travers le personnage d’Albertine la représentation d’une identité lesbienne, peu relevée en France où Albertine a souvent été réduite à un personnage d’homme déguisé en femme. Les artistes investissent la question d’une identité queer fuyante et morcelée, et l’importance de sa représentation pour exister. Pour citer Ana Mendoza Aldana, commissaire de l’exposition : “ De la remise en question d’une culture visuelle héritière du male gaze, du refus de l’immuabilité des formes, ou de la mise en lumière de l’histoire des personnes queer, ces interrogations participent à proposer une manière peut-être davantage complexe et polysémique de voir les choses et le monde”.  L’exposition est composée thématiquement en 3 salles que nous vous proposons de découvrir à travers certaines œuvres.

  1. Salle une – la chambre
  2. Salle deux – le miroir
  3. Salle trois – hétérotopies

Salle une – la chambre

Lorsque Virginia Woolf interroge en 1929 la nécessité d’une Chambre à soi comme constitutive de la capacité des femmes à penser et écrire librement, elle adresse la nécessité de cet espace intime. L’historienne Michelle Perrot, dans son ouvrage Histoire de chambres, définit ainsi cette pièce comme “théâtre de l’existence” en ce que l’intimité qu’elle assure permet l’expression d’une individualité.

Nous sommes frappé·e·s en rentrant dans la pièce par 5 téléviseurs qui semblent nous accueillir avec leur disposition en arc de cercle. Diffusant sa vidéo La Chambre (2012), ils nous invitent à rentrer dans l’espace personnel de Chantal Akerman. Un léger décalage entre les moniteurs permet de s’attarder sur chaque élément, de laisser notre regard errer et se fixer sur les détails de cette chambre que la caméra balaye lentement. On découvre, grâce au mouvement panoramique décrit par l’image, Chantal Akerman allongée dans son lit. L’artiste paraît donc nous inviter à entrer, comme on rentre dans cette exposition, dans un lieu de découverte d’une identité et d’une intimité : celle du personnage d’Albertine jusque-là délaissé en France.

La salle est encadrée par les rideaux doux et colorés d’Anne Bourse, réalisés spécialement pour l’exposition. Les stries peintes à la main accentuent le jeu de transparence et de dévoilement qui retracent la vulnérabilité à laquelle s’expose toute personne choisissant de révéler cet espace.

Sur un mur s’affichent trois dessins de G. B. Jones, connue pour son engagement sur la scène musicale et artistique de la ville de Toronto. Dans J.B., fanzine queer punk co-créé avec Bruce Labruce, elle détourne des représentations d’une virilité abusive en ne mettant en scène que des femmes. Affirmant que les personnes queer devraient avoir leur propre culture, elle est une des figures à l’origine de la naissance du queercore dans les années 80. En s’emparant de la cruelle nécessité d’auto-représentation, ses dessins la font d’abord connaître mais elle est également musicienne et réalisatrice.

Dans le prolongement des œuvres de G. B. Jones, les estampes de Marie Laurencin, disposées de manière similaire, étonnent par comparaison. La série La vie de château laisse voir des paysages saturés de lignes de couleurs pastels d’où viennent s’extraire, pâles, des corps androgynes et des animaux. Lae spectateur·ice est pris tantôt dans le regard étrange des sujets, tantôt dans le rêve auquel ces personnages semblent s’abandonner. Leurs mains suaves tracent des relations et donnent aux spectateur·ice·s cette impression de tendresse qui ne les quitte pas. C’est la main, toujours, qui ressort sur la ligne tracée au bas de Femmes à une fenêtre, rappelant au spectateur·ice celles des vierges et des vénus maniéristes. Il se dégage des œuvres de Marie Laurencin une certaine justesse, l’artiste arrive à nous donner l’impression que les personnages sont à leur place. Marie Laurencin ne semble pas transgresser les codes du genre, mais bien plutôt embrasser une féminité – dans la représentation et dans l’exécution – trop souvent disqualifiée pour sa prétendue mièvrerie. 

En exposant ses œuvres, La Fugitive met à l’honneur Marie Laurencin en tant que femme artiste, une figure que les historiens de l’art lui ont longtemps dérobé pour l’emprisonner dans celle de la muse (d’Apollinaire), dont Simone de Beauvoir décrit très bien les limites dans Le Deuxième sexe.

Cet espace de liberté individuelle est ainsi d’autant plus important pour les personnes queer. La chambre a souvent été employée comme symbole de l’expression d’identités qui peut parfois être vitale. De nombreux artistes l’investissent comme cadre de leur pratique. Je pense ici notamment au travail de Laurence Philomène, artiste qui réalise des séries de photographies pour documenter son quotidien et les changements résultant de sa prise de testostérone depuis 2019 dans la série Puberty. Leur point commun, au-delà de couleurs vibrantes et saturées, est cet espace récurrent, on lae voit entre autre tour à tour assise·e ou allongé·e dans son lit. 

La notion d’ancrage spatial des pouvoirs que Foucault développe et que nous évoquerons dans la troisième et dernière salle, prend ainsi tout son sens dans ce regard porté sur la chambre.

Le microcosme de la chambre m’attirait aussi par sa dimension proprement politique – Michelle Perrot

Puberty, © Laurence Philomène

Salle deux – le miroir

La deuxième salle, le miroir, traite de la question du regard et de la difficulté à saisir ces identités fluides. Le personnage d’Albertine est lu sous le prisme du voyeurisme du narrateur incapable d’appréhender son lesbianisme et de saisir sa complexité autrement que par des bribes éparses.

Scrolling est un ensemble de photographies argentiques prises par Mélissa Boucher. Des images pornographiques de femmes filmant leur propre corps en se donnant du plaisir habillent des miroirs disposés aléatoirement sur un mur blanc. Lae spectateur·ice est impliqué·e dans l’œuvre car plus iel s’approche de celle-ci, plus les images disparaissent pour lui révéler son propre reflet, comme si iel gênait le moment intime. Ainsi, pour saisir pleinement les photographies il faut se déplacer dans la pièce. Cette intention nous confronte à une position voyeuriste tel le narrateur de la Recherche du temps perdu qui s’immisce et interdit l’intimité d’Albertine jusqu’à en faire sa captive. Avec cette œuvre, l’artiste franco-bolivienne réaffirme l’importance de l’auto-représentation comme porte de sortie du male gaze. Elle s’est inspirée du mouvement politique postporn qui propose d’arracher la sexualité à la sphère privée ainsi qu’à la vision hétéronormative et patriarcale pour en montrer son potentiel politique.   

Alors que Scrolling se développe sur un mur, c’est au sol que l’on retrouve Je suis Jessica, dis-je, une œuvre de Marcel Devillers. Ce que le dispositif nous appelle à contempler, c’est l’absence. Alors qu’on s’attendrait à ce que la plateforme bordée d’ampoules soit investie – à tout hasard par un gogo-danseur – l’espace nous appelle à capturer des indices. Lae spectacteur.ice est invité.e à lire les poèmes couchés sur des feuilles bleues laissées à terre, à les entendre en posant un casque sur ses oreilles. Tout est fait pour recréer une scène qui s’est déjà passée et qui n’est plus. Après avoir passé quelques minutes à écouter les enregistrements, lae visiteur.euse repart, bredouille. Et comme pour lui rappeler que l’énigme n’a pas été résolue, certains vers ont été collés à l’aide de scotch argenté sur les murs en dehors de la salle. En les lisant encore, lae spectateur.ice entend le souvenir de la voix du casque, fuyant, comme Albertine. 

« La Fugitive », vue d’exposition. Photo : Marc Domage / le Crédac, 2022 Premier plan : Marcel Devillers, Je suis Jessica, dis-je, 2022. Installation. Bois, laque, ampoules, casques, enregistrement sonore, feuilles de papier, scotch. Courtesy de l’artiste. Arrière-plan : Mélissa Boucher, Scrolling [faire défiler], 2021-2022. Photographies argentiques, tirages jet d’encre de formats variables, verre diélectrique, cadre en acier. Courtesy de l’artiste © Mélissa Boucher / Adagp, Paris, 2022

Untitled (Go-Go Dancing Platform),  1991. Installé lors de la deuxième semaine de  Every Week There is Something Different. Un projet en quatre parties de Felix Gonzalez-Torres. Galerie Andrea Rosen, New York, NY. 2 mai – 1er juin 1991. Photographie : Peter Muscato. Courtesy Andrea Rosen Gallery.

Salle trois – hétérotopies

La salle des hétérotopies renvoie au concept foucaldien du même nom qui désigne des espaces suivant des règles différentes de celles de la société dans laquelle ils s’insèrent. Par le prisme de l’exposition et de l’expérience queer, le concept est compris comme une safe space, un lieu de la négation des agressions.

Deux tableaux de la série The last dance peinte par Jean de Sagazan sont présentés dans cette troisième salle. L’artiste nous invite à plonger dans une atmosphère nocturne festive où, sous l’effet de la lumière stroboscopique, les corps aux contorsions et musculatures michel-angélesques s’enlacent jusqu’à n’en former qu’un seul. Une grande impression de vie, d’amour et d’énergie se dégage des toiles. Cet élan fait écho à la nécessité d’existence d’espaces en non mixité queer pour la protection et la lutte contre les violences et exclusions structurelles. C’est un besoin que relève Sara Ahmed dans sa Queer Phenomenology en ce que le sujet queer, inconfortable dans l’espace social régit par des lois cis et hétéronormées, se doit de le perturber pour y créer des angles d’orientation typiquement queer.

Cette promiscuité des corps dansant sous les rayons nuiteux rappelle les photographies de Chantal Regnault qui a capturé sous son objectif la scène ballroom de Harlem à la fin des années 80.

Les dessins de Tirdad Hashemi et Soufia Erfania racontent à travers des traits poétiques et enfantins leur couple et leur vie quotidienne. Ayant fui leur pays pour pouvoir vivre ensemble, ces deux artistes iranien·ne·s trouvent ainsi refuge dans des traits colorés où se confondent violence et douceur, comme un repère fixe face aux épreuves qu’iels ont rencontrées. Leur œuvre est la création d’un “chez soi”, une safe space leur offrant un sentiment d’appartenance et un univers propre où iels peuvent s’épanouir ensemble. 

« La Fugitive », vue d’exposition. Photo : Marc Domage / le Crédac, 2022 Œuvres de Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian. De gauche à droite : I have never spoken my truth, 2021 ; Now I’m stuck again in the room of your memories, 2021. Collection privée; Kissing you is like jumping in a pool of cream, 2021. Collection privée ; Every day and night the sound of my trauma is deafening my ears, 2021; The safest place to find is behind your hair, 2021; Your memory stays in my heart like blood stains, 2021. Toutes les œuvres de Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian sont techniques mixtes sur papier, et sauf mention contraire, sont courtesy des artistes et gb agency, Paris.

On y trouve également le travail de Pauline Boudry et Renate Lorenz avec leur film Opaque (2014), que nous vous laissons aller découvrir.


À travers le personnage d’Albertine, c’est ainsi la question primordiale de la représentation qui est étudiée, de l’auto-représentation comme une réponse à l’objectification des identités queer, et comme une manière de ne pas disparaître derrière un discours cishétéronormé. Cette figure s’efface et se révèle à travers les œuvres qui déroulent différentes perceptions de ce personnage et de son identité lesbienne, de l’espace intime jusqu’aux lieux collectifs.

Corentin Marchand, Ugo d’Anna et Mathilde V.


Un grand merci au Crédac pour son accueil et sa médiation et à la commissaire de l’exposition. Merci également à toustes celleux qui étaient présent·e·s, nous avons hâte de vous revoir pour de prochains évènements et visites !

Sources

  • Dépliant d’information, La Fugitive, du 18 septembre 2022 au 18 décembre 2022, le Credac
  • Marie Laurencin, Cubist muse or more ?, Renee Sandell, Woman’s Art Journal vol.1 no.1 (Spring-Summer, 1980), pp. 23-27 
  • Site internet de Marcel Devillers [http://www.marceldevillers.com/]
  • Michelle Perrot, Histoire de chambres, 2009
  • Galerie Cooper, G. B. Jones, [https://coopercolegallery.com/artist/g-b-jones]
  • Sara Ahmed, Queer Phenomenology, 2006

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