Joan E. Biren (JEB) – Portraits de lesbiennes dans les années 1970

Artiste et activiste, Joan E. Biren – connue sous le nom de JEB – commence en 1971 à documenter la vie des femmes lesbiennes aux États-Unis. Grâce à elle sera enfin représentée dans toute sa pluralité et sa diversité une communauté jusque là invisible. Son travail naît d’un besoin profond de voir des images de lesbiennes comme elle, en dehors des représentations stéréotypées sous le prisme d’un regard masculin et érotisant. Ne pouvant pas en trouver, elle entreprend de les créer. C’est dans le contexte de pic des mouvements féministes des années 1970 que son projet débute. Pendant des années, elle parcourt les États-Unis, photographiant des lesbiennes dans leur quotidien pour son livre : Eye to Eye, Portraits of Lesbians, paru en  1979 et réédité en 2021. Par la suite, elle continuera à voyager en montrant à un public choisi un diaporama – surnommé le « Dyke Show » – qui présente une histoire alternative avec des lesbiennes comme personnages centraux. Revenons donc sur l’histoire d’une photographe qui a choisi de montrer à sa communauté qu’il n’y avait pas qu’une seule manière d’être lesbienne.


Les débuts – apprentissage et recherche de représentation

Née en 1944, Joan E. Biren étudie les sciences politiques à l’université de Mount Holyoke, où elle rencontre sa première partenaire. Elle devient activiste très tôt, et s’engage au début de sa vingtaine dans le collectif féministe lesbien radical des Furies à Washington. Malgré son existence courte, ce collectif aura un impact important sur le féminisme, par sa vision du lesbianisme davantage comme un acte politique consistant à s’extraire du regard et de la domination des hommes plutôt qu’une orientation sexuelle. Encouragée par les autres femmes du collectif à trouver un nouveau moyen d’expression et de communication appris en dehors des institutions dominées par les hommes, Joan E. Biren se dirige en autodidacte vers la photographie. Elle l’apprend grâce à un cours enseigné par correspondance et un travail dans un magasin spécialisé, dont elle raconte qu’il était séparé en deux parties : un côté « Dad » pour les hommes où étaient vendues les caméras, et un autre côté « Mom » pour les femmes qui s’occupait notamment du développement des photographies.

Grâce à ces connaissances nouvellement acquises, un projet nait d’une nécessité et du constat de son incapacité à trouver des images de lesbiennes qui lui ressemblaient, à elle ou à son entourage, toutes les images existant du point de vue fétichisant des hommes. Elle s’exprime ainsi à ce sujet :

“Il n’y avait que des lesbiennes jeunes et minces vues à travers le male gaze, comme les photographies de David Hamilton – ou des images pornographiques. Mon travail était d’aller contre cela, de montrer quelque chose dans lequel nous pouvions nous voir, voir ce à quoi nos amies et amantes ressemblaient. Tout le monde désire cela. » [1]

À cette époque, la communauté était cachée et invisible, et JEB décrit un besoin viscéral de voir des images reflétant leur réalité. Ne pouvant pas les trouver, elle décide de faire les siennes. Pour la première photo qui marque le début de cette longue série, elle emprunte une caméra et demande à sa partenaire de l’embrasser.


Photographier les lesbiennes à travers les États-Unis

Si elle commence par photographier des couples lesbiens parmi ses amies, il s’agira ensuite d’inconnues qu’elle rencontre grâce au bouche-à-oreille, et ce projet va finalement l’amener à voyager à travers les États-Unis, pour photographier les lesbiennes partout où elles étaient. JEB définit sa caméra comme un baromètre de ce qu’il s’y passait. Ses clichés sont le fruit d’une collaboration, elle a ainsi toujours répété qu’elle ne prenait pas de photos mais qu’elle les fabriquait. Elle prenait systématiquement le temps de discuter avec les femmes qu’elle photographiait, qu’elle considérait davantage comme ses muses que ses modèles. Il était crucial pour elle qu’elles puissent décider du lieu, du moment où était pris le cliché, et leur demandait toujours d’agir comme si la caméra n’était pas là afin de représenter leur vie quotidienne dans toute sa véracité et son authenticité. D’un cliché à l’autre, une mère embrasse sa fille, deux femmes réparent une voiture, deux amantes s’enlacent…. Ce panorama se voulait le plus exhaustif possible afin que toutes puissent y voir leur reflet, répondant à ce besoin de représentation qui était le moteur de son travail. Le livre devait être le plus inclusif possible afin que le plus de lesbiennes s’y reconnaissent, y reconnaissent leurs proches. C’est ce qui l’a amené à voyager afin de trouver et d’aller vers des femmes qu’elle ne connaissait pas. Si elle ne voulait au début capturer que des clichés heureux, elle représente ensuite la réalité sous tous ses angles. Les conséquences d’être lesbienne et out à cette époque étaient nombreuses, qu’il s’agisse de perdre son travail ou perdre la garde de ses enfants, la peur régnait. Trouver des sujets à photographier et désireuses d’apparaître dans le livre avec leur nom n’était donc pas chose aisée, et JEB se dit extrêmement privilégiée d’avoir pu photographier de façon honnête ces femmes courageuses.


Eye to Eye – Portraits of Lesbians

Publié en 1979, le livre Eye to Eye – Portraits of Lesbians est le fruit de 8 ans de collaboration avec ses sujets, de tous les âges et qui proviennent de tous les milieux.

Joan E. Biren accompagne ses images en noir et blanc de leur nom et de textes des participantes, qui prennent la forme de témoignages sur leurs expériences en tant que femmes et en tant que lesbiennes. Elle y place également des poèmes, notamment de l’activiste et écrivaine lesbienne Audre Lorde. Cette dernière parle de la poésie comme étant capable de nommer ce qui n’a pas encore de nom, et a permis à JEB de voir ses images de cette manière, cherchant à rendre possible une réalité que certaines n’avait pas encore pu expérimenter en leur donnant le courage nécessaire. Sur la couverture, une photo d’un couple qui se regarde avec affection et attention, il s’agit de Kady et Pagan, photographiées chez elles en 1976. De cette image émane la confiance qui était établie, entre elles, avec elle-même mais également avec la photographe. 

Révolutionnaire, ce livre était avant tout le premier ouvrage photographique montrant des lesbiennes, fait par une lesbienne, avec le mot lesbienne inscrit sur sa couverture. Il a connu une réception extrêmement enthousiaste par cette communauté et les premiers exemplaires en ont vite été épuisés. Biren dit à son propos ne l’avoir jamais vu comme de l’art d’une quelconque manière : « C’était entièrement politique. Je pensais au début de ces images comme d’une propagande. Je ne pensais à rien d’autre que le mouvement. Survivre matériellement venait ensuite. » [2]. Son objectif n’était pas de faire de l’art mais de faire advenir un changement dans la société. La représentation est puissante car elle permet de se construire avec des images qui nous ressemble, de s’y reconnaître et s’imaginer une vie meilleure, c’est ce que Eye to Eye a permis aux lesbiennes en les représentant à travers des images authentiques.


Après la publication du livre en 1979 – The Dyke Show et la construction d’une histoire visuelle queer

Ce qui commença comme un moyen de faire connaître son livre nouvellement publié pris rapidement une ampleur bien plus grande : pendant des années, JEB voyagea pour présenter un diaporama intitulé Lesbian Images in Photography: 1850-the present. Surnommé The Dyke Show, il s’agissait de montrer des images de lesbiennes à travers l’histoire, à un public choisi désireux de s’y reconnaître. En addition aux clichés qu’elle prenait, il s’agissait d’images plus anciennes, vues sous un nouvel angle. Divisé en 6 parties, ces images étaient celles de figures historiques comme Frances Benjamin Johnston ou Berenice Abbott. Elles étaient présentées aux côtés de portraits contemporains, de son propre travail et celui de ses pairs. Il s’agissait d’un moyen d’explorer l’histoire de la photographie et mettre en avant un nouveau regard. Ce diaporama fut présenté plusieurs dizaines de fois, tentant de construire une nouvelle histoire visuelle queer :  « J’ai rassemblé toutes ces images, qui ont pu ou non être des images lesbiennes. J’ai décidé de parler de pourquoi je pensais qu’il s’agissait d’images lesbiennes de l’histoire. Parce que ce trou, ce vide de l’histoire me rendait folle » [3].

Indifféremment de leur contexte original, ces clichés étaient employés pour mettre l’accent sur une vision du monde queer. JEB tenta de définir une sémiotique lesbienne selon ses propres termes, mettant l’accent sur l’interaction entre le photographe, le sujet et le spectateur [4]. Elle évoque ainsi notamment une certaine authenticité du regard que l’on retrouve dans ces portraits. Elle fit une carte postale à partir d’une photo d’elle appuyée contre le panneau de la ville de Dyke en Virginie, que les lesbiennes affichaient sur leur frigo et qui devint une manière de s’identifier entre elles.


Postérité – depuis les années 1990

Dans les années 1990, JEB commence à travailler à la réalisation de films tels que No Secret Anymore: The Times of Del Martin and Phyllis Lyon. Elle s’est toujours refusée à exposer en galerie d’art, qu’elle compare au placard par leur petit espace dans lequel il est impossible de construire un mouvement. Pour rendre son travail accessible, elle le publiait sur des cartes postales, dans des journaux ou des livres. Elle se définit comme activiste et « propagandiste » et non pas comme artiste. Son travail a notamment été présenté lors d’une exposition rétrospective en 1997 à l’université George Washington : Queerly Visible: 1971–1991, et en 2011 au Leslie-Lohman Museum of Gay and Lesbian Art dans l’exposition Lesbians Seeing Lesbians : Building Community in Early Feminist Photography. À l’occasion des cinquante ans des émeutes de Stonewall en 2019, une installation de ces photos sur les fenêtres de ce même musée a permis à son travail d’être visible par tous les habitants de la ville, plaçant dans l’espace public des personnes lesbiennes, gays, trans, bisexuelles… autant de photos comme de témoignages de l’histoire queer. Elle dit préférer ce lieu ouvert afin de pouvoir toucher un public varié. Si son travail a à l’époque connu une réception très enthousiaste dans les milieux lesbiens, il touche de plus en plus de personnes au-delà de ces communautés. Ces photographies s’inscrivent dans l’histoire comme une ode à l’amour lesbien invisibilisé et au courage de ces femmes, lesbiennes et fières.

Mathilde


[1] There was only the male gaze on lesbians who were young and slim, like David Hamilton’s photographs – or porn images. My work was to counter that, to show something we could see ourselves in, what our friends and lovers looked like to each other. Everyone hungers for that.” – Joan E. Biren dans une interview pour The Guardian, Charlotte Jansen, février 2021

[2] “It was entirely political. I originally thought of the pictures as propaganda. I wasn’t thinking about anything other than the movement. Material survival came second.”

[3] « I dredged up all these images, which may or may not have been lesbian images. I decided to talk about why I thought they were lesbian images from history. Because this void, this emptiness, this blank of history drove me crazy.” – JEB, interview dans le cadre du Smith College’s Voices of Feminism Oral History project, 2004

[4] Article “Lesbian Photography – Seeing Through Our Own Eyes,”, Studies in Visual Communication, 1982

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